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« L’ampleur du vote RN mériterait davantage d’analyse »

Publié le 28/11/2023

Directeur du département Opinion de l’Ifop, Jérôme Fourquet dépeint le nouveau « tableau politique » de la France dans son dernier ouvrage, La France d'après, tableau politique (Seuil). Selon cet expert des dynamiques électorales, le temps des grands partis est derrière nous.

Après avoir décrit notre pays et ses transformations dans L’Archipel français et La France sous nos yeux, pourquoi avoir décidé d’en dresser le « tableau politique » dans votre dernier ouvrage intitulé La France d’après ?

 

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Le point de départ de ce travail est le résultat de la dernière élection présidentielle. Quand on additionne les scores d’Anne Hidalgo et de Valérie Pécresse, soit les deux candidates des partis qui ont dominé le paysage politique ces cinquante dernières années, on obtient 6,5 %. À cela s’ajoute un président, inconnu du grand public sept ans auparavant, qui se fait réélire en affrontant, pour la deuxième fois, une candidate du FN devenu RN. Je me suis alors dit : « On est vraiment passé à autre chose », d’où le titre de cet ouvrage, La France d’après, dans lequel je décrypte, à l’aide de différentes études, statistiques, cartes et sondages, le nouveau comportement électoral des Français.

La nouvelle place du Rassemblement national sur l’échiquier politique n’explique-t-elle pas, en grande partie, ce bouleversement ?

 C’est certain que lorsque l’on compare le score de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002 (17,8 %) et celui de sa fille en 2022 (41,5 %), la progression est vertigineuse. Je pense que les observateurs sont d’ailleurs passés un peu vite sur l’ampleur de ce score, qui soulève de nombreuses questions et mériterait davantage d’analyses sur ce qu’il révèle.

Jusqu’à 2022, la possibilité que le Rassemblement national gagne l’élection présidentielle n’était pas un scénario crédible. Depuis 2022, et encore plus depuis les législatives qui ont suivi, il n’est plus possible d’exclure par construction ce cas de figure. Attention, je ne dis pas qu’ils vont gagner, mais la donne a changé.

Vous montrez que c’est en captant une partie du vote des ouvriers et des employés que l’extrême droite prospère ?

 Au premier tour de l’élection présidentielle, 34 % des ouvriers et employés ont voté Marine Le Pen, 23 % des classes moyennes et 14 % des classes supérieures. Cela ne veut pas dire que les ouvriers votent tous à l’extrême droite, comme on peut l’entendre parfois. Les scores de Jean-Luc Mélenchon et d’Emmanuel Macron n’étaient pas ridicules dans cette catégorie de la population, mais cela signifie que le vote ouvrier n’est plus essentiellement de gauche comme autrefois.

Indéniablement, le RN parvient à s’adresser aux classes populaires en articulant un discours autour de trois grandes insécurités : économique (monde du travail), physique (délinquance) et culturelle (immigration). Le RN a fait des classes populaires une cible électorale. Le fait que Marine Le Pen soit élue dans une circonscription populaire du Pas-de-Calais, à Hénin-Beaumont, a certainement joué un rôle dans la construction de ce logiciel électoral.

À l’inverse, vous décrivez une gauche plutôt urbaine, plutôt bobo…

Une partie des catégories populaires continue de voter à gauche, mais le temps des grands partis politiques et leurs dizaines de milliers de militants a aujourd’hui disparu, et on ne voit pas bien comment cela pourrait renaître. Contrairement aux organisations syndicales, les partis de gauche n’ont plus de base militante. La gauche semble scindée entre un électorat proeuropéen, diplômé, considéré comme les « gagnants » de la mondialisation – même si je n’aime pas cette expression – et un électorat plus fragile économiquement, en demande de plus de protection. Une fracture que l’on a commencé à constater lors des référendums européens.

Mais le macronisme ne peut-il pas être qu’un « accident » de l’histoire ? La prochaine élection présidentielle ne fera-t-elle pas la part belle aux anciens partis ?

Peut-être, mais je n’y crois pas vraiment. Cela fera déjà dix ans que le PS [Parti socialiste] et LR [Les Républicains] ne sont plus aux manettes. Cela commence à faire long. Ces deux partis ont perdu leur statut dominant à gauche ou à droite qui poussait mécaniquement au vote utile, ainsi que leur image de « seuls partis de gouvernement », comme on disait à l’époque. Et je ne vois pas le RN baisser au point de ne pas être au second tour. Après l’élection de 2017, Édouard Philippe avait dit : « La poutre travaille encore », pour signifier que le paysage politique français n’est pas encore stabilisé. Je pense que c’est toujours d’actualité.

jcitron@cfdt.fr

© Emmanuelle Marchadour